Juin 2018
Bonjour tristesse… ou le français maltraité
AMOUR(S), DELICE(S) et ORGUE(S)
Depuis que Jacques Séguéla a écrit son ouvrage «Ne dites pas à ma mère que je suis dans la publicité, elle me croit pianiste dans un bordel », la communication a passé par tous les états d’âme : l’audiovisualisation des espaces publicitaires, la mondialisation de l‘information et des échanges culturels, l’explosion d’Internet, l’envahissement des réseaux sociaux, le «tout numérique» et la déferlante des techniques y relatives et – il faut bien le reconnaître - l’américanisation à outrance d’un certain art de vivre dans le travail, les loisirs, les relations humaines et la linguistique…
Se lancer tête baissée dans cette mouvance équivaut à une fuite en avant aux conséquences impondérables, tenter de sauver les racines, les richesses et l’authenticité de notre culture étant considéré comme du passéisme. Décidément, l’harmonie n’est plus ce qu’elle était !
Mots d’amour pour l’amour des mots
C’est dans ce contexte aléatoire qu’il faut placer l’évolution de la langue française, constamment atteinte dans son essence même, attaquée sournoisement par les autres langues parce que mal défendue par les linguistes eux-mêmes, violée par les publicitaires, moquée par les technocrates non respectueux de sa nature et de son élégance. On fait la guerre aux mots au lieu de leur faire l’amour. Et pourtant, comme l’écrivait Jean d’Ormesson, «elle (la langue française) reste un élément fondamental, et peut-être la clef, de cette nation et de cette culture qui sont les nôtres et sur lesquelles nous passons tant de temps à nous interroger.»
Certes, comme toute langue, le français est susceptible de se moderniser et, entre autres, de réformer certains de ses particularismes ; à cet égard, les nombreux illogismes et autres exceptions qui font sa complexité – mais les plus puristes parleront de beauté ! – pourraient aisément échapper à la sacro-sainte règle! Que me dites-vous? Vous me contredisez? Dont acte.
Le débat a basculé sur l’écriture dite inclusive appelée à développer la féminisation des textes, à supprimer la prédominance du masculin sur le féminin (au nom de la lutte contre toutes les formes de sexisme et les inégalités hommes/femmes) et à effacer, cher.e.s. lecteur.ice.s attentif.ve.s, tout soupçon de machisme et de distinction genrée dans l’écriture. Mais quid de la fluidité de la lecture et, pire, de la rhétorique? Essayer, c’est y renoncer!
Une langue bafouée, ignorée, snobée
C’est déjà dans l’écriture courante, quotidienne, académique ou populaire que l’on décèle des déviances plus proches des oreillers de paresse que des réels soucis de simplification. Ainsi, la ponctuation, par exemple, n’a pas à être fantaisiste ou laissée à la libre appréciation du scripteur et de la scriptrice, car elle obéit à des règles bien précises. La virguleet le point-virgule, loin de se détester, se complètent, les points de suspensionexpriment l’inachevé, l’hésitation, le doute, le sous-entendu, une complicité offerte au lecteur de penser ce qu’il veut (au lieu d’abuser du moche «etc»). Enfin, le point d’exclamation, pauvre délaissé du jargon publicitaire, est toujours censé ponctuer non seulement une exclamation, mais aussi un impératif, un ordre!
Par ailleurs, si l’on peut vivre sans recourir au plus-que-parfait du subjonctif (ou conditionnel passé deuxième forme), on ne saurait tolérer les mauvais accords des verbes pronominaux, ou ignorer cette sublime subtilité de la langue de Voltaire que constituent les verbes accidentellement pronominaux… Inadmissible aussi la prolifération des majuscules là où elles ne se justifient pas (une dérive chez nos voisins français). Oh ! bien sûr, les bizarrerie du français – véritable casse-tête pour les apprentis de cette langue ! – peuvent prêter à sourire, les plus beaux exemples restant amour(s), délice(s) et orgue(s),masculins au singulier et féminines au pluriel…
Autre débat, cette plaie quotidienne que représente la soi-disant évolution de la langue française quand elle est truffée de mots anglais, de franglais et d’anglicismes, alors que tous les termes existent dans la langue originelle ou n’empêcheraient pas de créer des néologismes bienvenus. Ah ! les slogans anglo-saxons dans les textes techniques et, là où ils sont les plus ridicules, dans les annonces et autres spots publicitaires, comme s’il fallait passer par là pour se montrer «in» ! Bonjour le mimétisme, le snobisme et le mondialisme! A mauvais escient.
Presse, universités et technocrates au pilori!
Toutes ces considérations pourraient être purement et simplement renvoyées à leur auteur; or, force est de déplorer la responsabilité des enseignants de haut niveau, des journalistes et des scientifiques, dans la mesure où le laisser-aller et l’indifférence en matière de sensibilisation, de formation, de communication et de vulgarisation expliquent en partie cette désaffection, cette mort à petit feu de la langue française. Voir les fautes qui émaillent les travaux universitaires, les articles de journaux, les sous-titrages à la télévision, les espaces publicitaires… Et nous passerons sous silence les réseaux sociaux et autres formes de commentaires, sacrifiés sur l’autel de la production numérique pas près d’apporter des améliorations dans cette problématique.
Un chef-d’œuvre en péril ?
Consentons à mettre un point d’interrogation à cette question! L’importance objective et l’esthétique future de la langue française seront assurées le jour ou celle-ci sera enseignée dans les règles de l’art (et non en vertu d’hypothétiques essais «pédagogiques» à rebours de la bonne vieille tradition, de la logique et du simple bon sens !) et où l’on reconnaîtra la relation directe entre la langue et la culture, celles-ci exprimant la façon de penser, de créer et d’évoluer selon certaines valeurs fondamentales.
L’Histoire (l’héritage), la littérature (le livre) et l’étymologie (le dictionnaire) doivent rester les références indispensables pour que le français conserve sa beauté, sa diplomatie. Et son art de vivre au féminin et au masculin.